Assise à même le sol, Amelia s’affaire à installer ce qui deviendra son lieu de travail pour les prochaines heures. Environ une heure plus tôt, elle a appelé Luke pour le supplier de venir la rejoindre, parce qu’elle a besoin de lui. C’est une question de vie ou de mort. Des semaines plus tôt, l’un de ses professeurs a donné comme devoir de peindre un portrait. Ce n’est pas trop le truc d’Amy, elle préfère de loin la peinture abstraite, aussi a-t-elle repoussé le moment de faire ce tableau le plus possible, et là, elle est carrément à la dernière seconde : elle doit remettre le tableau d’ici quelques jours, et son modèle vient de la lâcher. Ignorant comment s’y prendre pour trouver un nouveau modèle, se répugnant à demander à son père de poser pour elle (elle aurait l’air de quoi, d’une « loser » sans amis?), elle a demandé à Luke, qui a heureusement accepté. Elle sort de son sac sa toile vierge, ses pinceaux, ses innombrables tubes de peinture, et attend sagement qu’il arrive. Le soleil qui frôle sa peau est drôlement agréable, et les fleurs qui l’entourent dégagent un parfum enivrant. Elle a vraiment envie de laisser tomber son projet, et de simplement profiter de cette magnifique journée… sachant toutefois qu’elle ne peut remettre à plus tard cette peinture.

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En entendant la voix de Luke, Amelia sursaute légèrement. Trop prise dans sa contemplation du jardin, elle ne l’a pas entendu arriver, et elle lui adresse un large sourire. Évidemment, comme à chaque fois qu’elle le voit, son cœur fait un énorme bond dans sa poitrine, et elle s’efforce de l’ignorer. Rapidement, elle se lève et vient plaquer un baiser sur la joue de Luke, le serrant dans ses bras une seconde. « J’attends mon chevalier en armure! Celui qui va me sauver d’un échec assuré! », dit-elle pour rigoler. Retirant un pinceau du chignon qu’elle porte aujourd’hui – il n’est pas rare qu’elle utilise ses pinceaux pour tenir en place sa crinière folle – elle se met à le mordiller, observant autour d’elle afin de trouver le meilleur endroit possible pour installer Luke. « Dis… ça t’embête si tu as un peu le soleil dans les yeux? Sinon, c’est moi qui l’aurai, et essaie de peindre un truc quand tu es aveuglée. » Elle lui adresse une petite moue d’excuse, un regard exagérément suppliant. « Tu t’installes là, d’accord? », dit-elle en pointant du doigt l’endroit choisi. « Essaie de te mettre dans une position confortable, on en a pour un petit bout de temps. »

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Elle éclate d’un rire franc alors que Luke s’installe sur le petit muret. Elle sait bien qu’il ne lui en veut pas du tout. Dès l’instant où ils se sont rencontrés, le courant est aussitôt passé entre eux, et ils sont toujours là l’un pour l’autre. Si elle sait que ses sentiments sont à sens unique, elle sait également que cette amitié est mutuelle, et que même s’il n’est pas amoureux d’elle, il l’aime sans doute plus que toutes ces filles qui défilent dans sa vie. Alors qu’est-ce que quelques heures de sommeil perdues pour aider sa meilleure amie? « Tu voulais devenir pirate de l’espace? Sérieux? » Un sourire espiègle nait sur ses lèvres. Elle-même rêvait d’être une princesse lorsqu’elle était jeune – quelle originalité. « Je vais bien! Sauf qu’à la maison, c’est lourd dernièrement… Parfois j’ai envie de me prendre un appartement, mais je ne sais pas comment mon père réagirait. » L’idée d’abandonner son père dans la grande maison où elle vit depuis sa naissance n’est pas tellement séduisante. Il n’est que l’ombre de lui-même depuis la mort de sa mère, et si elle sait qu’il est temps pour elle de vivre de ses propres ailes, elle se sent trop responsable de son père. « Mais toi! Tu as fait quoi exactement la nuit dernière? On dirait que tu n’as pas dormi depuis une semaine. » Le tout est dit sans méchanceté aucune, c’est juste une constatation qu’elle fait en observant les traits fatigués de Luke.

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Lorsque Luke lui proposa de passer les voir dès qu’elle le souhaiterait, Amelia fut touchée. Elle n’ignorait pas la triste histoire qui avait touché Luke et Roxanne, par rapport à l’abandon de ses parents. Elle se sentait donc toujours un peu mal de parler de son père, de son propre besoin de le fuir de temps en temps. Elle l’aimait inconditionnellement, mais la dépression dans laquelle la mort de sa mère l’avait plongé n’avait jamais pris fin, et les six années à côtoyer un homme brisé par la vie était incroyablement lourd. Heureusement, jamais elle n’avait senti que Luke la jugeait, au contraire. Il semblait avoir conscience que l’histoire d’Amelia était plutôt particulière. « Super! Je pourrais passer cette semaine, et m’occuper du repas? J’ai déniché une nouvelle recette de pizza maison, je cherchais une occasion pour l’essayer. » Elle aussi était ravie que la santé de Roxanne soit suffisamment stable pour lui permettre d’enfin quitter l’hôpital. Elle s’était drôlement attachée à elle au fil des années.

En entendant les plans de Luke de la veille, elle hoche la tête, devinant ce qu’il n’ose dire. Évidemment, cela lui provoque un petit pincement au cœur, qu’elle s’efforce d’ignorer. Par contre, la remarque sur Lydia lui fit l’impression de perdre l’équilibre, de chavirer du haut d’une falaise. « Lydia? Lydia Smith?! » La seule Lydia qu’ils connaissent. La seule personne au monde qu’Amelia déteste. Du temps où Luke sortait avec elle, elle s’efforçait de masquer sa haine envers elle, mais désormais elle affiche sans gêne un air vaguement dégoûté. « Pourquoi elle est revenue? » C’est une question plutôt rhétorique, qui exprime son agacement à la savoir en ville.

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Amelia ne peut s’empêcher de grimacer suite aux paroles de Luke. Elle n’est pas du tout ravie que Lydia soit de retour, même si elles ont peu de chances de se croiser. Elles n’appartiennent plus au même monde, maintenant qu’elles ne fréquentent plus la même école. Mais tout de même, juste l’idée de pouvoir la croiser par hasard la rend profondément mal à l’aise, et elle lâche un lourd soupir. « Je parie que les Français l’ont fichue à la porte. », marmonne-t-elle, haussant les épaules.

Silencieuse, elle se met au travail, disposant de la peinture sur sa palette. Son regard est vif, ne cesse de faire des allers retours entre sa palette, sa toile, et son modèle. Après un bref instant d’hésitation, elle prend une profonde respiration et applique un premier coup de pinceau. « Tu ne bouges plus, d’accord? Et je te paie une bière après, en guise de remerciement. Et aussi pour faire oublier les raideurs que tu auras sans doute à la nuque. » Un sourire d’excuse effleure ses lèvres, et elle continue son travail. Il y a quelque chose de vraiment agréable dans le fait de pouvoir détailler Luke à sa guise, sans avoir peur qu'il se demande pourquoi elle le regarde avec autant d'intensité. Elle prend plaisir à décortiquer chacun des traits de son visage, à apprécier le galbe de ses lèvres, son nez bien droit, l'intensité de son regard. Inconsciemment, elle se mordille la lèvre inférieure.

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Tout en se concentrant sur sa peinture, Amelia ne peut cesser de penser à Lydia. Après son départ, elle s’était longtemps félicitée d’être restée dans la vie de Luke alors que cette peste n’avait été qu’éphémère. S’il fallait qu’elle reprenne sa place dans le cœur de son meilleur ami, elle ignore si elle pourrait le supporter de nouveau. Lorsqu’ils étaient jeunes, elle avait fait avec, mais maintenant ses sentiments étaient de plus en plus forts… Elle supportait assez bien le fait qu’il couche avec d’autres filles, mais Lydia, c’était une autre histoire. Elle secoue la tête, tentant de chasser son ennemie de ses pensées, continuant d’appliquer des couleurs sur sa toile. Son regard ne cesse de détailler Luke, ce à quoi elle prend réellement plaisir. À un moment, elle pose sa toile sur le sol et s’approche de lui. « Ta mèche refuse d’être docile. », grogne-t-elle en replaçant une mèche de cheveux qui cache partiellement son regard. Elle adore sa chevelure, indomptable.

Les minutes passent, et elle se déclare satisfaite de sa base. « C’est bon! Le reste, je pourrai le faire sans toi. », dit-elle en tournant sa toile pour montrer le résultat à Luke. Certes, il ne s’agit pas d’un résultat final, il manque beaucoup de détails, surtout au niveau de la luminosité. Mais elle est assez fière d’elle, jugeant qu’elle a capté l’essence même du charme de Luke. « Si tu me laisses aller porter mes trucs à l’atelier, on peut aller prendre cette bière tout de suite. » Elle commence à ranger ses pots, des tubes de peinture, ses pinceaux. « À moins que tu aies d’autres plans? »

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« Tu voudrais que je me rase, peut-être ? » Amelia lève la tête vers lui, l’évalue longuement du regard, avant de lui adresser un petit sourire amusé. « Aucune chance. Je ne sais même pas si on pourra rester copains si tu te rases. » Elle rit doucement, puis se concentre de nouveau sur son travail. Elle a toujours eu un faible pour les hommes aux cheveux longs, c’est sans doute pourquoi elle a eu un intérêt pour lui au départ. Bien rapidement, la personnalité de Luke est devenue bien plus importante à ses yeux que son allure, mais ça n’empêche pas que ses cheveux lui donnent ce petit je ne sais quoi d’unique à ses yeux.

« On peut tout poser à l’atelier. Il faut bien que ça sèche quelque part, cette toile! » Elle se lève, attrape le portrait en s’assurant que Luke ne peut l’observer. « Ça m’intimide… », avoue-t-elle. Une part d’elle voudrait cacher ce portrait, ne pas le lui montrer avant qu’il soit finalisé. Mais elle ne peut s’empêcher de le retourner immédiatement pour que Luke puisse évaluer son travail. Certes, le portrait manque un peu de finition, comme elle le lui a déjà dit. Il lui faudra encore une heure de travail pour rendre celui-ci parfait. Mais reste que son travail est assez impressionnant, elle a su capturer l’essence même de Luke, surtout au niveau de son regard. « Tu en penses quoi?! Et soit honnête. Ou non. En fait, dis-moi qu’il te plaît, je t’en supplie! » Sa voix est agitée, un peu plus aigüe qu’à l’habitude. C’est que l’avis de Luke compte énormément, à ses yeux.

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