America, Pink Floyd, AC/DC ou les Rolling Stones pouvaient accompagner n'importe quelle nuit qui s'apprêtait à être longue. Il aurait suffi que Jim Morrison parle de spiritisme et de transcendance, qu'il laisse la parole aux Stealer's Wheel pour que la nuit prenne une nouvelle dimension à elle seule.
Le charme d'une nuit qui paraît interminable et pourtant si fragile, sensiblement différente à la précédente n'est un luxe que peuvent se permettre que ceux qui acceptent de vivre la nuit. Le jour n'a pas la profondeur d'une nuit intime. On ne parle pas de la même chose, on ne ressemble qu'à demi à son vrai soi. On devient un être particulier que seul ceux qui vivent la nuit entrevoit.

Jaime Hopkins, malgré tous les défauts du monde qui pouvait peser sur ses épaules avait dans ces charmes celui d'être un oiseau nocturne. Plusieurs plumages habillaient le quarantenaire dont la vie avait déjà eu le temps de laisser sa trace. La nuit défilait contre les vitres de la BMW, les reflets des réverbères n'éclairaient que par instants le profil de celui des Hopkins qui avait choisi d'être différent. La barbe plus longue qu'à l'ordinaire, loin de ses lunettes de soleil, les marques de l'âge allaient davantage, pensait-il, à la déesse de la nuit dont il s'était juré d'être l'éternel amant.

Il était loin de Burlington, suffisamment loin pour ne pas vouloir paraître pour celui qu'il avait l'air d'être. Sûr de lui, déterminé. Arrogant, diront-certains, mais ce soir, Jaime avait abandonné tout ce qui avait trait à la perfection. La chemise négligemment ouverte, une main laissée contre la vitre tenait une cigarette qui se consumait, seule. Il avait reposé sa tête contre la portière, fixant le feu rouge qui s'éternisait. Une affiche attira alors son attention. Non parce qu'il était graphisme, mais parce qu'elle touchait ses cordes sensibles.
Si loin de Burlington s'était tenu un festival de Hard rock.

Jaime Hopkins avait grandi dans le rock, parmi multiples autres références, mais le rock avait été un de ces amours privilégiés. S'il n'avait pas eu à rendre un projet pour une énième couverture, il aurait aimé assister à un festival.

Le feu était d'une longueur terrible, mais il s'était accroché à cette affiche qui lui fit un pincement au cœur. Les rides qui entouraient ses yeux verts se creusèrent un peu plus. Il n'y a que la nuit, qu'il se permettait parfois de regretter la vie qu'il avait choisie.

Il ne remarqua alors qu'à cet instant le jeune homme planté sur le passage piéton. Il devait avoir dans les vingt ans, le cheveux bouclés et les mains dans les poches. Bien qu'il fît chaud, en ce temps, il n'avait pas l'air d'être à l'aise et la nuit devenait plus fraiche, mais surtout, il était seul. En règle générale, Jaime Hopkins se fichait pas mal de savoir qui était dans la panade ou non. A qui porterait-il secours ou non, mais la nuit, Jaime n'était que Jaime. Juste Jaime. Il envoya valser la cigarette à laquelle il avait à peine touché et baissa la vitre un peu plus.
A horse with no name, d'Amercia s'échappa de la chaleur de la voiture dont le cuir avait pris l'odeur et le parfum de son propriétaire.

« Allez, monte gamin. »

D'ordinaire, il ne prenait personne, ne donnait qu'à peu de monde sa main.

La nuit, le monde changeait.

Jaime remonta la vitre dès qu'il contourna la voiture. Le feu était passé au vert depuis longtemps, mais il n'y avait pas un chat. Il aurait pu couper le courant, se mettre à regarder la route infiniment vide, droit devant eux que le monde aurait continué de tourner. Pour eux, il restait en suspens, dans la chaleur enveloppante de la voiture. Aucun bruit ne venait perturber le cocon. Les basses raisonnaient, agréablement, de façon égale dans la voiture.

La main du quarantenaire tarda à changer de vitesse, de redémarrer et quitter l'interminable de feu de circulation. La scène aurait pu se passer au milieu d'un rêve, qui semble n'avoir aucun but, mais qui vous donne l'impression d'avoir un sens.

« Comment tu t'appelles ? » demanda-t-il, lui jetant un regard à la dérobade. Il n'avait pas même demandeé où il allait. C'était comme s'ils étaient faits pour aller au même endroit, ou que ça n'avait pas vraiment d'importance.
Oh, madame Hopkins avait bien essayé de lui inculquer les règles de politesse, donner son nom avant de demander le sien et tout autre foutaise qui font protocolairement 'bien'. Il s'en foutait pas mal d'avoir l'air 'bien' ou d'être quelqu'un de 'bien'. Une formule subjective ou admise par de simples formules de politesses. Il s'en balançait pas mal. Il faisait nuit et la règle changeait. On se pliait aux nouvelles règles de la nuit, elle qui devenait alors la maitresse d'un jeu éphémère.

Il prit une nouvelle cigarette entre ses lèvres, qu'il n'alluma même pas. « Jaime… Mon père m'a appelé Jaime, mais tu peux m'appeler comme tu veux. » Il se demandait pourquoi il avait précisé que c'était son père… Il n'avait jamais véritablement aimé son père et avec l'âge, il avait appris à ne pas l'aimer. Et ce gamin qu'il n'avait jamais vu de sa vie, ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam, il lui parlait de son père.

« Je rentre à Burlington. Ça te va ? »

La playlist de la voiture passait d'un titre à l'autre, la mélodie douce de Planet Caravan remplaça bientôt America. Jaime sourit en regardant le titre sur la radio, comme s'il avait regardé une personne en face. Les titres avaient en commun le voyage ou la quête de sens. Il n'avait jamais envisagé de réaliser une quête initiatique en voiture en compagnie d'un jeune de vingt ans ni quoi que ce soit qui s'en rapproche. Il avait toujours aimé Black Sabbath et plus particulièrement Planet Caravan.
Il ne se demanda pas un seul instant si le gamin serait dérangé par la musique. Elle était le fil conducteur entre eux et la nuit.

« Ca me va, c'est là où j'allais. » « Ah ouais ? » se contenta-t-il de répondre, avec un sourire dans la voix. Comme s'ils étaient faits pour se tomber dessus. A plusieurs kilomètres de là, ils s'étaient retrouvés, au milieu de la nuit, avec une chanson pour passion commune.

Il baissa la main vers la molette qui réglait le son, la monta légèrement, pour pouvoir continuer de parler en appréciant la musique. Le silence ne l'aurait pas gêné. Ils ne se connaissaient pas, et si le dénommé Luke avait voulu se taire, il ne se serait pas braqué. « Paranoid est un super album ! Celle-ci, je l'écoute constamment la nuit… Comme Any Colour you like, tu vois ? Ou the Great Gig in the Sky. C'est des chansons qu'on apprécie mieux quand il est tard. »

« On est toujours un peu différent la nuit. J'adore Riders on the Storm, la nuit. Elle passe mieux qu'en plein jour. Elle est trop mélancolique et trop intime pour la nuit… c'est marrant, parce qu'il y a des groupes plus joyeux qui passent aussi bien la nuit, mais, encore une fois, on les aborde différemment. »

Il sembla réfléchir un moment, battant doucement ses doigts contre le volant. Il n'y avait pas un chat et Burlington était encore loin. « C'est comme Exil on Main Street, c'est, pour moi, le meilleur album des Stones… I just want to see his face a un sens nouveau, tu comprends ? » Il profita d'un feu pour le regarder attentivement, sincèrement. Loin des néons de l'agence, loin des codes du graphisme et d'une ambiance à plaire à tout prix, Jaime était extrêmement différent, comme craint d'être trop loin de la masse. Masse, qui part de son emploi, devait lui correspondre.

« J'adore Aerosmith, par exemple. C'est un des premiers concerts que j'ai vus, quand j'étais gosse. Ca remonte à 80… En écoutant ça à une heure du matin, j'ai l'impression d'être un loubard. Dream On, c'est un peu l'histoire de ma vie. On regarde sa vie passé quand on est seule face à elle, mais on fait chaque jour un pas vers le rêve de sa vie. Devenir celui qu'on a rêvé d'être. Quand je te dis ça, je fais vraiment mon âge. » Il s'accorda un rire léger. Lui qui portait des costumes Prada, fumait cigarette sur cigarette et terminait ses soirées au whiskey alors qu'il avait l'air du type le plus propre et smart de sa rue, à jouer les playboys quarantenaires en redoutant la cinquantaine.

« Je parle que de moi. Tu étais au festival ? »

Est-ce qu'il aimait s'écouter parler ? Pas particulièrement. Et d'ordinaire, la vie des autres ne l'intéressait pas plus que ça. Luke n'était qu'un passage dans sa vie. Un passage de sa nuit qui resterait un moment privilégié unique à celle-ci. Pourtant, il lui parlait de lui, à travers la musique.

Jaime hocha vigoureusement la tête lorsqu'il se mit à évoquer Cat Stevens, partageant son point de vu. Il le laissa terminé avec un rire amical. « J'ai la même chose avec Sound of Silence, de Simon&Garfunkel. » Et Luke évoqua le festival qu'il avait quitté prématurément. Il guetta son visage, cherchant s'il était triste d'avoir dû avorter sa passion pour quelqu'un. Jaime supposa qu'il s'agissait d'une jeune fille. Il jeta un œil vers sa main gauche et se dit que vu son jeune âge, il y avait peu de chances qu'il soit déjà à une demoiselle. Mais après tout, son frère avait eu des enfants à 17 ans et s'était retrouvé à devoir assumer une famille trop tôt. Même si Jaime n'avait pas de famille, il n'enviait pas son frère. Il n'enviait pas le fardeau qui lui avait été imposé. Sa vie de célibataire lui paraissait parfois vide, mais il ne dépendait de personne et personne ne dépendait de lui.

« T'es un peu jeune pour être marié... » Il détourna la tête, s'arrêta pour laisser passer l'unique piéton qui daignait pointer le bout de son nez. La nuit était claire et bien loin de la ville de Burlington, on voyait presque les étoiles, ce soir. « C'est ta copine qui te demande ? » demanda-t-il, un sourire dans la voix. « J'ai de la chance, personne m'attend. J'ai été marié deux ans… Mon esprit l'a rejeté de ma mémoire, car la bringue et son amour m'ont épuisé. » Il passa nerveusement une main libre sur sa tempe et commença à mordiller l'ongle de son annulaire. « Les femmes sont un nid à emmerde. Celle que tu es supposé épouser. A s'aimer comme des dingues, comme deux fous à lier »

L'amour, c'était une chose compliquée. Elle se mettait à vous bouffer, d'une passion sans nom. On peut trouver tout un tas de métaphore qui n'ont pas bien de sens pour le décrire. Voir son amour comme un feu ardent, mais il s'éteignait à la moindre bourrasque venue balayer et envoyer valser les cendres. L'amour avait sali Jaime et dont il avait encore du mal à se débarrasser. « Je te souhaite d'être plus heureux en ménage, gamin. »

Jaime trafiqua la radio pour trouver quelque chose de plus joyeux. All Along the Watchtower, de Bob Dylan, qui lui semblait alors subitement bien plus mélancolique qu'à l'ordinaire.