e crois bien que je vais finir par être retard. Pour un premier jour de boulot, ce n'est pas top comme référence. Mais j'ai du mal à me décider : le patron ne m'a pas vraiment donné d'indication sur le code vestimentaire, et me voilà plantée devant mon armoire, ne sachant que mettre. Je suis à peu près sûre que du blanc et du noir iront bien, mais en réalité, j'ai une tonne de vêtements qui correspondent à ce critère. Quand j'entends Papa me dire que je vais être en retard (chose que j'ignorais totalement), je soupire et prends mon chemisier blanc ainsi que mon pantalon noir moulant. J'avise mes escarpins à talons noirs sans inquiétude : les danseuses sont habituées à soumettre leurs pieds au supplice, et aussi étonnant que cela puisse paraître pour la gent féminine, les talons ce n'est rien si on les compare à six heures de répétition non stop. J'enfile donc ces derniers et vais vérifier le tout devant le miroir. Je décide de laisser mes cheveux détachés et de ne pas trop insister sur le maquillage. Je suis assez satisfaite, je hoche la tête, prends mon sac et descends les escaliers. Je dépose un baiser sur la joue de Papa, assis devant la télé, et file sans me retourner. Moi, stressée ?
Je grimpe dans la voiture et quelques minutes et excès de vitesse plus tard, je me gare devant le Red Square, nerveuse mais à l'heure. Le patron m'a prévenue qu'il ne serait pas là pour un moment, et qu'un de ses employés se chargerait de me montrer le fonctionnement ici. J'espère juste que ce ne sera pas un type lourd du genre de ceux qu'on croise souvent dans les bars. Du genre collant. C'est très bizarre d'entrer dans un bar vide, juste avant l'ouverture. J'observe les lieux un moment, et le silence seulement brisé par le son de mes talons claquant sur le sol me met mal à l'aise. A New York, un silence durant les répétitions n'est jamais bon présage : quelqu'un va se faire virer ou au mieux se faire engueuler. Mais avec Irina on aurait pu entendre une plume se poser sur le sol tant le silence est total dans ces moments. On ne rigole pas, avec les Russes. Et si vous croyez que les plus effrayants sont les mafieux, c'est que vous n'avez jamais croisé d'ancienne ballerine trimbalant toujours avec elle son chien-chien adoré, une bête que même moi, je n'ai pas réussi à apprécier. Cette chose a quelque chose de vicieux dans le regard.

Je sors de mes rêveries en me rendant compte que le type, mon nouveau collègue, vient de me parler mais que je n'ai rien écouté. Qui est-il, d'ailleurs ? Je m'arrête un moment sur sa silhouette affairée dans un placard, sur ses cheveux blonds familiers. Je l'ai probablement déjà rencontré, et ça me dérange un peu, parce que je veux savoir qui il est. C'est comme quand je rencontre un mot inconnu dans un livre ou n'importe où, ma main file directement vers la connexion Internet la plus proche pour trouver un dictionnaire en ligne. Eh bien, là, j'aimerais bien avoir un dictionnaire des habitants de Burlington, édition 2016. Ce que je peux être névrosée, me dis-je en revoyant Irina et son petit monstre frisé dans les bras, son regard de harpie assoiffée de sang, et m'imaginant finir comme ça. Un frisson me secoue des pieds à la tête. Je demanderai l'euthanasie avant que ça n'arrive, me promets-je solennellement.
Je reporte mon attention sur le collègue en posant mon sac sur le bar. Je m'y appuie tout en observant les lieux (et le mec) depuis le côté barman. Je dois avouer que ça fait bizarre, mais c'est assez agréable. Cela me donne un sentiment de stabilité, et j'en ai assez besoin pour passer sur le fait que je vais servir de l'alcool. Mais bon, on ne me demande pas d'en boire, alors je saurai gérer. Je m'éclaircis la gorge en me décidant à parler.

« Salut. Ne t’inquiète pas, j'apprends vite. Tu ne m'auras pas dans les pattes trop longtemps. »
J'essaie de dire ça sur un ton amical, et j'ignore si j'y parviens. Je préfère ne pas m'ouvrir à ses sentiments à mon égard, probablement un réflexe dû aux trop longs moments passés avec les pires garces hypocrites de la Terre.

t merde. Merde, merde, merde... Ça tourne en boucle dans ma tête, je suis bloquée sur la même pensée. Mon ex. L'homme que j'aimais. La plus grosse erreur de ma vie. Pas de l'aimer, non : de le quitter. Et le voilà devant moi, aussi surpris et certainement bientôt propriétaire d'une belle bosse à la tête, en plus d'une sérieuse migraine comme celle qui est juste en train de se pointer chez moi. Pourquoi fallait-il que je tombe sur lui ? Mon esprit vagabonde vers l'avenir ; vais-je vraiment devoir travailler avec lui ? Peut-être vaut-il mieux que je m'en aille et cherche du boulot ailleurs... Peut-être va-t-il me demander de le faire. Et je ne lui en voudrais pas : qui pardonnerait ce que j'ai fait ? Personne, c'est certain, et je serais la première à me mettre une gifle amplement méritée. Je n'avais pas prévu de le revoir : pas de sitôt. C'est vrai, dans l'idéal, je ne le revoyais pas ; mais je suis rationnelle, et je savais que ça finirait par arriver, karma et tout ça. J'aurais seulement aimé que ce soit dans quelques années, quand j'aurais mis tous ces problèmes derrière moi, et que j'aurais cessé de me culpabiliser dès que je pense à Kyle. Malgré tout ça, une petite partie de moi est tout de même heureuse de le revoir. Vraiment, je dois me faire soigner.

C'est surtout le « Pourquoi » qui m'inquiète dans ce que balbutie Kyle en se portant la main à la tête. Que veut-il dire ? C'est certainement le signe qu'il ne veut pas de moi ici, ni à cent mètres autour de lui. Je peux comprendre, mais l'idée que ça puisse être vrai, je l'avoue me fait mal. Mais qu'est-ce qui ne va pas, chez toi ? Oui, vraiment, qu'est-ce qui ne va pas, chez moi ? Oh, et voilà que je me mets à me parler à moi-même. Je suis en train de descendre sur la voie Irina, vitesse grand V. Je me rends compte de ce que Kyle vient de dire à propos de mes cheveux, et j'y porte machinalement la main en essayant d'ignorer le plaisir que son compliment m'a fait. Puis je me souviens. Kyle a lui aussi une particularité, celle de ressentir toutes les émotions des autres, et pas seulement celles qu'ils échangent, comme moi. Je ne sais plus quoi faire, quoi dire, je ne veux surtout pas qu'il sache qu'il signifie encore quelque chose pour moi, et surtout je ne veux pas qu'il sente cette culpabilité qui m'écrase. Et merde. Voilà, c'est comme quand on vous dit de ne pas penser à un éléphant rose : vous y pensez. L'inquiétude me noue l'estomac et j'essaie d'étouffer mes émotions. Je donnerais tout, là, maintenant, pour retrouver mon gouffre sans fond, celui que j'ai tant cherché à combler. Mais en ce moment, il est masqué par la foule d'émotions qui me traverse irrépressiblement. Nous prenons tous deux une inspiration, et ce simple geste fait remonter des souvenirs dans mon esprit. Des souvenirs heureux. Une chose j'avais oubliée, une chose que j'avais totalement perdue de vue.
Je reprends ce vieux toc que j'avais avant mon départ, cette manie de me torde les mains quand je suis mal à l'aise. Voilà, pas besoin de m'ouvrir, je suis déjà tellement transparente...

Je me rends compte que je n'ai qu'une envie, c'est partir en courant. Non, en fait, j'en ai deux : lui demander comment ça va, lui demander pardon si par miracle une telle chose est possible, et ensuite partir en courant sans me retourner. Comme je l'ai déjà fait... Je me rappelle tout ces mots horribles que j'ai osé lui dire, des mots que je jugeais nécessaires pour qu'il m'oublie, alors que je n'ai fait que l'entraîner avec moi dans ma spirale de doutes et de souffrance. Je le vois qui me fixe, et j'évite son regard parce que je pourrais y lire la même chose que ce que je cherche tellement à éviter en gardant mon tiroir sous clé. Presque sans m'en rendre compte, je recule d'un pas en m'accrochant au bar comme une bouée de secours, comme une ancre, parce que c'est ce dont j'aurais bien besoin, là, maintenant. Comment en suis-je arrivée là ? Vouloir fuir, encore et toujours... Non. Je ne peux plus fuir. Je lui dois au moins ça, je lui dois au moins la possibilité d'avoir des réponses s'il en demande, et sinon, eh bien... Je l'ignore, en fait. Peut-être a-t-il tout oublié ? Peut-être a-t-il fini par jeter tous nos souvenirs à la poubelle, comme j'ai tenté de le faire, et à avancer en me laissant derrière ? En réalité, j'ignore ce qui serait le pire : l'oubli ou la rancœur ? J'ai l'impression de me retrouver quelques jours plus tôt, devant la porte de la maison, attendant avec angoisse de voir si mon père allait me pardonner mes erreurs. Mais c'est mon père, ma famille, c'est différent : Kyle n'a aucune fidélité de ce genre gravée dans son ADN.

« Je... »
Je sors de mon mutisme sans savoir comment, sans savoir quoi dire. Qu'y a-t-il à dire ? Je décide de faire simple et facile et de simplement lui répondre.

« Hmm, merci. Je... Je suis revenue il y a quelques jours. »

on regard sur moi est comme un orage grondant ; l'air est lourd, menaçant. J'ai peur qu'il perde son calme et me passe payer, à juste titre, les horreurs que j'ai pu lui balancer avant de partir. J'ai encore du mal à croire que c'est moi qui les ai dites, que c'est moi qui ai été assez stupide pour tourner le dos à ça. Je n'ai jamais mérité cet homme, et je crois qu'au fond je le savais. Je crois qu'au fond, il m'était plus facile de mettre fin à notre histoire avant que Kyle ne réalise que je n'en valais pas la peine. Je crois bien que j'ai été encore plus lâche que je ne le pensais. A cette idée, tout mon corps se tend de l'envie de tourner les talons. Mais je me connais, je ne veux plus fuir. Et quand bien même, j'ai des erreurs à réparer. Ou plutôt, à expliquer, parce que je crois que cette fois je suis au-dessus du réparable.
En le voyant prendre plusieurs inspirations à la suite puis lever son bras comme pour me toucher, j'ai un mouvement de recul mais je manque de répondre à son geste. J'ai presque envie de m'ouvrir aux ondes qu'il m'envoie, parce que l'espace d'une seconde, j'espère qu'il puisse un jour me pardonner. Qu'il me regarde à nouveau avec cette adoration que je suis certaine de ne pas mériter. Il semble que quand je parle, mes paroles lui délient la langue, même si j'aurais aimé ne pas avoir à répondre à ces questions aussi vite. Je n'en ai même pas préparé les réponses. Et pour dire quoi ? La vérité, oui, mais elle me semble aujourd'hui si absurde et immature, comme si je n'étais qu'une gamine ingrate et que j'avais pris la décision la plus stupide qui soit. Tout ça pour la danse. Ma passion. Ce que je croyais être l'accomplissement de ma vie, après tous les compromis, les sacrifices que j'ai faits. Pour en arriver là, à mon point de départ, espérant de tout mon être que rien de tout cela ne se soit passé, alors que je sais pertinemment que c'est impossible. « Il est devenu quoi ? » Honnêtement ? J'espère qu'il pourrit dans le plus sale des trous. La pensée de cet homme réveille en moi une vieille colère, une colère bien familière, celle que je ne cesse de nourrir envers moi-même. Celle qui me pousse à me faire du mal, comme si la douleur était capable d'effacer. Maintenant je sais que ce n'est pas possible.

« Je ne suis plus avec lui, réponds-je fermement. Je... je l'ai envoyé se faire voir. »
Un euphémisme, à mon sens. Le soir où tout a basculé à New York, je rentrais d'une énième et harassante répétition, très tard le soir. Mais je savais que Kevin rentrait tard lui aussi, et je savais aussi ce qu'il faisait et avec qui, avant de rentrer. Cela ne me dérangeait pas. On aurait pu me parler d'amour-propre que j'aurais ri au nez de la personne. Amour-propre ? Je ne faisais pas ça par amour-propre, mais je crois bien que j'ai fini par réaliser qu'il n'y avait pas pire que d'accepter de vivre avec cet homme. Il ne m'avait jamais frappée avant, même si parfois il a fortement donné l'impression d'y songer. Mais quand il a tout découvert, il est rentré plus tôt et m'a attendue. Il a tourné autour du pot un moment puis a explosé. Je n'ai pas vraiment senti la gifle qui m'a fait perdre l’équilibre, juste le choc, l’adrénaline, et la colère. La colère qui m'a fait me relever et lui en mettre une. Enfin, essayer de lui en mettre une. Il m'avait vue venir et m'a attrapé le poignet, qu'il s'est mis à tordre. Il a bien failli me le casser, mais j'ai pu m'en resservir assez vite. Avant cela, ce salaud m'a tout de même bien fait mal. Je porte la main à mon poignet et le masse légèrement en y repensant. Après cela, j'ai fait mes valises et ai claqué la porte sur son « Bon débarras ! ». J'ai vécu un temps chez une des rares filles de l'ABC qui ne soit pas une garce, Amelia. Mais elle n'avait pas assez pour nous faire vivre toutes les deux, et m'a proposé de danser dans le même club qu'elle. J'ai fini par accepter.
Une honte cuisante m'envahit quand j'y repense, et j'en évite d'autant plus le regard de Kyle. Je dois cesser de me lamenter et lui donner les explications que j'aurais déjà dû lui avouer.

« Le ballet... (J'essaie de sourire brièvement, ça donne certainement une grimace.) Le ballet, ça s'est bien passé, mais... »
Mais ça ne te valait pas, ai-je envie d'ajouter avant de me retenir. Ça ne valait mon père, toi, ça ne valait pas tout la dignité que j'ai perdue pour y arriver.

« Je n'ai jamais aimé ce connard, lâché-je soudain. Tous ces mensonges que je t'ai dits... Je suis partie avec lui parce que.. »
Ma gorge se noue et ma voix se brise. Ma vue se brouille et j'enfonce mes ongles dans mon poignet, fort, pour me retenir de me mettre stupidement à pleurer. Ce n'est pas à moi de m'apitoyer. Je cligne des yeux pour chasser les larmes et me reprends dans une grande inspiration.

« Parce que je n'étais qu'une garce opportuniste. »