New York aux heures de pointe. Comme toutes grandes capitales aux heures de pointes, la ville devenait invivable. Presque détestable. Elle grouillait en son ventre. Raison pour laquelle Jaime Hopkins ne prenait jamais le métro aux heures de pointe.
Il avait, de par son emploi et ses habitudes de playboy nocturnes, choisi de vivre en décalage des horaires de bureaux ordinaires. Il travaillait plus tard, plus longtemps, mangeait dans les restaurants quand la plupart des clients rentraient chez eux. Ce soir, les autres nombreux soirs, il cherchait la solitude du métro. Il avait les moyens de payer le taxi, le prenait d'ordinaire toujours, mais ce soir, il avait pris le métro.

Il y avait peu de monde sur le quai. Il avait sous le bras les affiches qui venaient d'être validé et qui seraient imprimées dans la nuit. En face de lui, les affiches faites par son concurrent direct. Un nabot dont il avait bien peu d'estime et qui s'obstinait à vouloir être son ami, mais Jaime le détestait. Il le détestait parce qu'il était un mauvais concurrent. Il dévisageait d'un air mauvais, cette affiche dont il n'approuvait ni les couleurs, ni la mise en page. « Quel connard... » murmura-t-il pour lui même, sans se soucier de savoir si les rares personnes autour s'intéressaient à ce qu'il pouvait dire.

Alors qu'il regardait l'affiche, le néon blafard grésillait au-dessus de sa tête. Il plissa les yeux, le regardant sans en tenir compte et monta dans la rame de métro qui arrivait d'un air mollasson. Il y avait très peu de monde, mais des gens bien différents. Des personnes âgées, des gens qui sortent du boulot et majoritairement, ceux qui étaient dans le même monde que lui… Et une jeune fille. Elle avait l'air de sortir du lot, d'avoir été posé là comme un joli objet, mais que sa place n'y était pas. Il la regarda un moment, jusqu'à ce qu'il se rende compte qu'il s'était attardé sur son visage plus que mesure.

Les néons grésillèrent à nouveau, le wagon ralentit doucement. La farde qui contenait les affiches glissa jusqu'au pied de la jeune fille qui avait l'air de ne pas être à sa place.

Le métro reprit de l'allure, balançant la farde un peu plus contre les pieds de la demoiselle en porcelaine. Décidement, le métro, ce soir, avait décidé de jouer contre les nerfs du graphiste. Ou au moins, de dicter sa nuit. Le graphiste traversa l'étroite rame du métro pour rejoindre la jeune fille chez qui ses dossiers avaient échoué « C'est à moi, en fait. » trouva-t-il important de préciser, mais il eut l'impression que la phrase sonnait particulièrement faux.

Alors que le métro tanguait de gauche à droite, il s'accroupit pour ramasser la farde qu'elle tenait déjà et profiter d'être en contrebas pour observer son visage. Elle avait réellement un visage de poupée, mais ses yeux plus encore. Il n'avait pas vraiment remarqué, mais cette fois-ci. Il resta à l'observer, comme si elle venait d'une autre planète, mais se dit pas le moins du monde qu''il aurait pu la gêner. Elle avait une beauté mystique, captivante qu'il ne comprenait pas.

Tout à coup, le métro ralentit, brusquement, jusqu'à se stopper net. Jaime se demanda si c'était une intervention de la planète lointaine de la fille qui venait d'ailleurs. Les lumières se coupèrent d'un coup, une gamine se mit à hurler et Jaime, par réflexe – et par sursaut de peur – agrippa le genou de la fille au visage de porcelaine. « Putain ! » c'est ce qu'on dit, souvent, quand on a peur.

Il ne captait qu'à demi les mots de la demoiselle, elle parlait de vol, mais ça n'accrocha pas dans l'esprit du graphisme. Il n'écoutait pas vraiment sa voix, à vrai dire, il ne lui semblait pas qu'elle détonnait du reste en comparaison à sa plastique intrigante. Il ne savait pas en quoi elle venait d'une autre planète, mais c'était comme ça.

La rame désormais dans le noir, le coeur aux abois et les doigts en équilibre sur le genou de extraterrestre, Jaime ne s'était pas rendu compte de la probable indécence du geste. C'était ça, où il se vautrait par terre, en costume Prada. « Vous pourriez mettre vos mains ailleurs ? »

« De… ? » répondit-il, sans même y penser. Il regardait derrière lui, les sourcils froncés. Le silence se prolongea, la position de sa main avec elle. Il y avait quelque chose dans la voix de la jeune fille qu'il avait du mal à capter. Si son visage était captivant, il ne saurait dire en quoi sa voix ne l'était pas.
La bassesse autant que l'impatience de l'esprit humain prit le dessus, comme c'était souvent le cas dans ce genre de situation. De la panique, de l'égoïsme, un spectacle assez commun. Jaime Hopkins faisait partie du lot, à soupirer bruyamment, mais en ayant la décence et l'élégance de ne pas hurler tout haut. Pour l'instant.

Deux gars s'engueulaient, un autre racontait sa vie dont la moitié des passagers se foutaient éperdument, une gamine allait bientôt se mettre à pleurer et au milieu de cette jungle, Jaime, la main posée sur les genoux de la fille qui venait d'ailleurs.
Subitement et trop tard, il prit conscience de son geste. « Oh, excusez-moi ! »

Il s'excusa poliment, sans pour autant paraître particulièrement mal à l'aise. Ca ne lui arrivait pas tous les soirs de rester la main sur le genou d'une inconnue, mais Jaime Hopkins n'avait pas l'air déstabilisé par grand-chose. Sauf les visages atypiques. Il s'installa à côté de la demoiselle, aux effluves de parfum italien. Enfin, de nourriture italienne. Marrant, pour une fille qui venait de, l'espace.

Jaime se raconta une histoire, seul avec lui-même, où la fille de l'espace offrirait de la bolognese au peuples intergalactiques pour se réunir, elle rencontrerait un graphiste terrestre, il échangerait un deal parfait, comme la confection de son menu et mangerait des pizza de l'espace pour le pacifisme dans le métro. Ca n'avait pas de sens.

Ca n'avait pas de sens, mais elle aurait pu être dans une affiche retro-futuriste, qui ferait de la pub pour visiter le Mont Olympus. En plus, elle écoutait du David Bowie. « Au moins, vous avez de quoi passer le temps. » se permit-il d'ajouter, en désignant son écouteur.

« Beuh alors, tu vas t'ouvrir salop...saloperie… ! » beugla un homme éméché, en donnant un maigre coup contre la porte. « Je suis pas sûre qu'en insultant, elle sera plus coopérative... » soupira Jaime en vérifiant le réseau de son téléphone. De toute façon, il ne captait rien. Évidemment. De toute façon, il n'avait personne à prévenir, ni personne à rejoindre.

N'ayant rien de mieux à penser, je croisais les bras sur mon costume Prada, la semelle des chaussures tenant la farde en équilibre. « Vous avez déjà pensé à faire de la pub ? » Il avait appartenu au monde de la mode, alors les grands noms et les figures nouvelles, il le connaissait, mais la fille de l'espace, il ne l'avait jamais vu. Et une campagne pour Mars avec du David Bowie, ce serait quand même classe.

Dans la restauration ! Il n'était pas si loin dans l'histoire où la fille de l'espace distribuerait des pizzas cosmiques pour l'harmonie des peuples. L'idée le fit sourire autant que la justesse de sa première impression. « Cuisine italienne ? » questionna-t-il, loin de lui l'idée de lui rappeler qu'elle sentait le pesto. Il reposa la paume de sa main pour s'empêcher de rire. Elle ne sentait pas vraiment le pesto, mais il imaginait la fille de l'espace avec un parfum d'origan à faire chavirer les coeurs… Ca partait loin, mais la pub aurait été géniale.

« -Et vous ? » « Oh, je suis graphiste ! » s'exclama Jaime, très enjoué à l'idée de parler de son travail. Parler de lui n'était pas une occupation qu'il affectionnait plus que ça, il estimait qu'il n'avait que peu d'intérêt à côté de son travail. « Dans la pub. Enfin, j'ai travaillé chez Vogue, il y a plusieurs années, mais je suis retourné à la pub, récemment. » C'était une habitude de longue date, de détailler un peu son parcours et sa longue carte d'atout. Professionel jusqu'à la moelle.

« Vous auriez pu être modèle... » Ca sonnait comme une technique de drague alors qu'elle avait au moins vingt ans de moins que lui. Il leva les yeux au ciel, craignant une mauvaise interprétation de sa part. En même temps, il l'avait fixé avec insistance, sa main avait aggripée son genou et il lui avait adressé la parole d'une façon peu commune. « Vous avez un visage atypique. Vraiment ! Et... » Le compartiment remua, Jaime regarda les néons qui s'allumait de nouveau. « Pour une fois que ça ne dure pas des heures… Ca me fait penser au début de Manhattan Transfet. Des ovnis arrachent Manhattan à la terre et des gens se retrouvent coincés dans le métro coupé en deux... » Il se remit à regarder la demoiselle venue d'ailleurs. Non, elle était humaine, elle. Et ce n'était pas le moment de lui dire qu'elle avait de jolis yeux, ç'aurait été malvenue. Bien qu'il le pense réellement.

« Ce n'est peut-être pas le meilleur moment pour parler de catastrophe ! Vous descendez bientôt ? »

En lui demandant où elle descendait, Jaime était loin de se douter qu'elle lui proposerait de sortir boire en verre en sortant. Jaime, c'était le genre de type qu'on invitait souvent à boire un verre pour une raison ou une autre, que ce soit dans le but de s'attirer ses bonnes faveurs ou défaire un costume Prada. Toutes les raisons étaient bonnes à prendre. Que la proposition vienne d'une gamine rencontrée il y a un quart d'heure dans le métro, c'était peu commun. « J'aurais plus vite fait de prendre un taxi, avec plaisir. » Il lui sourit aimablement et se leva dès que le métro annonça le nom de la prochaine station. Pris dans une espèce de fougue d'adolescent, ou dans l'allégresse d'avoir survécu à une éventuelle catastrophe, il embarqua la fille venue de l'espace par le coude, la farde avec les maquettes de pub, les écouteurs et tout le toutim qui faisaient qu'il s'était finalement parlé.

Sur le quai, il retomba nez à nez avec l'affiche du fameux collègue sans talent particulier, mais qui s'obstinait toujours à vouloir faire de l'ombre à Jaime Hopkins. Quel con, comme si ça allait marcher. Il tira la langue, comme un gosse qui vomirait devant un plat d'épinards. Elle disait que le métier de la pub était strict et elle avait raison. « Non, vous avez raison. C'est un milieu de connard prêt à se bouffer pour celui qui aura la meilleure place pour être affiché. » Il haussa les épaules, se considérant lui même comme assez bien implanté dans ce milieu de « connard »

Il rangea une main dans sa poche, la farde sous le bras et recula vers la sortie pour l'inciter à la suivre. « Alors, survivante de l'espace, vous préférez quel genre d'endroit ? Ca ne vous rappelle pas trop le boulot de sortir boire un verre ? » Jaime avait constamment l'impression de bosser. Que ce soit en lisant des magasines ou en regardant la télé. Il vivait dedans, vingt quatre heures sur vingt quatre, entre téléphones qui sonne et les annonces Pantone pour savoir quelles étaient les couleurs de la saison.