Comme souvent, je me sentais seule. Je m'étais pris la tête avec ma mère au téléphone, je n'avais plus de nouvelles du peu d'amis que j'avais et même Jaime ne répondait pas au téléphone. J'avais passé la journée à tourner en rond en ville, sans vraiment savoir où j'allais. Quelques courses par ci, un peu de lèche-vitrine par là et basta. Même la météo semblait être contre moi : ça faisait plusieurs heures qu'un gros orage avait éclaté et la pluie n'avait visiblement pas envie d'arrêter d'emmerder son monde. La dernière fois que j'avais eu une journée pourrie comme celle-là, Jaime m'avait accueillie et au final, j'avais passé une agréable soirée. Moi qui ne supportais pas cet homme-là en temps normal, cette fois-là il avait été le seul à me faire sourire. Et j'ose à peine vous le dire, mais ce soir, il me manquait.

Au programme : quelques heures au Red Square. Je n'étais pas du genre à sortir très souvent, mais j'avais besoin de me retrouver au milieu d'une foule, d'entendre des gens parler, rigoler, s'amuser. Après tout, les militaires - et surtout les filles avec qui je partageais mon dortoir - n'étaient pas bien marrants, malheureusement. Les entraînements épuisants rythmaient notre journée et du coup, le soir, on était tous complètement morts. Autant vous dire que c'était pas la grosse ambiance, quoi. Et ce soir, je voulais aussi attirer quelques regards. Oh, je sais, ça fait pitié. L'éternelle célibataire qui préfère sa carrière à sa vie amoureuse. Eh bien oui, honnêtement, ma carrière avait longtemps eu priorité. Sauf que cette fois, j'étais presque à la recherche d'une histoire sérieuse, romantique, comme dans les bouquins et les films à l'eau de rose. Pathétique, oui. J'avais presque honte de penser de telles choses, mais c'était comme ça. Du coup, j'avais échangé mon t-shirt et mon jean contre une robe de cocktail bleu nuit, relativement courte à décolleté en V. Ensuite, escarpins de la même couleur à talons hauts pour combler ma petite taille et les cheveux sauvagement relâchés, les légères boucles retombant librement sur mes épaules. Un maquillage discret et élégant pour couronner le tout, et avec tout ça, je devais bien faire un peu d'effet, non ? 

Simple Man de Lynyrd Skynyrd à fond dans la voiture, les yeux rivés sur la route, j'essayais tant bien que mal de me motiver à m'amuser un peu ce soir. Il avait même arrêté de pleuvoir, et j'avais oublié d'éteindre mes essuie glaces, qui balayaient mon pare-brise sans aucun but. En passant devant une boîte de nuit, j'aperçus une silhouette qui m'était familière, cachée derrière un nuage de fumée. Je fronçai les sourcils et fis demi-tour sur une allée de maison un peu plus loin. J'entrepris de me garer sur le parking de la boîte, avant de descendre de la voiture et de marcher vers celui que je prenais pour Austin Hopkins. Encore en train de fumer, celui-là. Roxy m'avait raconté qu'il enchaînait les conneries, et depuis j'avais pris l'habitude de le protéger tant bien que mal. Bon, après je n'avais pas une influence énorme sur lui, mais il ne semblait pas trop mal le prendre alors je faisais mon possible pour lui éviter le pire. Une fois arrivée à sa hauteur, un sourire étira mes lèvres et je lui lançai :

"Tu sais, les mecs qui puent la clope c'est pas ce qu'il y a de plus attirant." Je secouai la tête, avant de poursuivre : "Généralement, ça intéresse pas trop les filles d'embrasser un cendrier." Je faisais tache dans le décor en étant habillée comme ça, mais je m'en fichais bien. Tout en montrant l'entrée de la boîte d'un coup de menton, je terminai : "Y'a tes potes qui t'attendent ? Ou c'est toi qui attends tes potes ?" 
 

Austin avait un côté nonchalant et je-m’en-foutiste qui lui allait plutôt bien, il fallait le dire. Pour ma part, je ne lui aurais jamais donné seize ans, il faisait bien plus que ça. Sauf qu’il avait bel et bien seize ans, c’était indéniable, ce qui me poussait à le protéger du mieux que je pouvais. Je finirais par l’agacer – du moins si ce n’était pas encore le cas – mais je m’en fichais bien, il s’agissait du petit frère de ma confidente et j’étais prête à faire des efforts pour lui, quitte à me faire envoyer bouler un jour ou l’autre. En m’approchant de lui, je ne pus m’empêcher de faire une remarque à propos de la cigarette qu’il tenait entre les lèvres, gentiment. Il me répondit du tac au tac et ça me fit sourire, puis il enchaîna en complimentant ma robe. Je secouai la tête, l’air amusé, avant de lui répondre :

« Merci pour la robe. Même si j’imagine que c’est pas la robe que t’as regardé. » Je lui souris malicieusement, puis m’appuyai contre le mur humide de la boîte de nuit. Mes yeux suivaient sans les voir les voitures qui passaient par là à toute vitesse. « Plus sérieusement, Austin… Je comprends que t’aimes fumer, mais quasiment à chaque fois que je t’ai vu t’avais la clope au bec. C’est pas terrible. » Je soupirai et repensai au jour où Jaime m’avait offert une cigarette. J’aimais fumer moi aussi, mais malheureusement avec un boulot pareil je ne pouvais pas me le permettre. Je finis par demander si ses amis l’attendaient à l’intérieur, ce qui semblait être le cas. Si je voulais rentrer avec lui ? Je jetai un petit coup d’œil à l’entrée de la boîte, fis la moue en souriant et secouai la tête. « Non merci, j’ai pas envie de me péter les oreilles. En plus si c’est pour me retrouver avec des ados à moitié bourrés, je préfère passer mon tour. » Je fis une pause, hésitai, puis posai mon regard sur Austin. « T’as vraiment envie de passer ta soirée là-dedans ? » J’avais terriblement besoin de compagnie. Et n’importe laquelle.  
 
 

Voilà que je me faisais draguer par le petit frère de ma confidente, 16 ans, fumeur et rebelle la moitié du temps. Au final c’était plutôt drôle de le regarder faire parce qu’il n’était pas du genre tout à fait subtil, alors moi ça me faisait bien rire. Je levai les yeux en ciel et secouai la tête, riant doucement. Au final moi j’avais des joues de bébé et on me donnait souvent moins que mon âge, du coup ça ne faisait pas très louche qu’on se parle, Austin et moi. Ce qui ne voulait pas dire pour autant que j’étais prête à faire des conneries avec lui, loin de moi cette idée-là ! J’étais là pour le protéger, pas pour… oh et puis sortons cette idée de nos têtes, je vous en supplie. Quelle horreur. Ce dont Austin me parla ensuite me fit perdre mon sourire au fil de ses mots. Je l’écoutai jusqu’au bout, le regard rivé sur lui, enregistrant tout ce qu’il disait. Lorsqu’il termina, je hochai lentement la tête, songeuse.

« Oui, Roxy m’en a parlé… Et pour moi c’est pas ça, la crise d’ado. T’as comme… passé ce stade-là pour passer au niveau supérieur. Y’en a qui passent leur journée devant un ordi en mangeant n’importe quoi, toi tu fumes et tu bois. » Je haussai les épaules. « Au final, je sais pas quel est le pire. » Je me décollai du mur et me postai devant lui pour pouvoir mieux le regarder. « Je sais juste que t’as pas besoin de tout ça, et que même si ça fait du bien, faut pas exagérer… Et je sais que c’est cliché comme phrase, mais si t’as besoin de parler je suis là, tu sais. » Un sourire étira mes lèvres et je le regardai d’un air malicieux avant de lui avouer : « La dernière fois que j’ai bu et fumé c’était avec Jaime. C’est un truc de famille, on dirait. » Un rire tout doux m’échappa et je lui demandai s’il comptait vraiment passer la soirée enfermé dans la boîte de nuit. A vrai dire, je croisais les doigts pour qu’il me dise le contraire, mais j’avais peu d’espoir. Il s’était visiblement préparé à sortir et si ses potes l’attendaient, il ne les abandonnerait pas si vite. Sauf que mon regard s’illumina à sa réponse. Il voulait vraiment bouger ? Lorsqu’il me présenta son bras, je le pris avec enthousiasme, un sourire amusé aux lèvres. Je remarquai à ce moment-là à quel point il était grand, il devait faire une trentaine de centimètres de plus que moi, c’était impressionnant. En levant les yeux vers lui, je lui répondis sur un ton enjoué : « Je pensais plutôt à un jeu de cartes avec les p’tits vieux du coin, ça te va ? » Je l’entraînai vers le parking de la boîte, où ma petite Peugeot 206 bleue m’attendait sagement. Je sortis mes clés pour déverrouiller la voiture, puis m’assis derrière le volant, attendant qu’Austin s’installe sur le siège passager. Je tournai alors la tête vers lui en actionnant le moteur, activant ainsi la radio reliée à mon iPod, qui passait Ready for love de Bad Company. Soit je l’emmenais boire un cocktail – ce qui était décidément meilleur que sa bière bon marché – soit on ferait un petit tour à Winooski Valley, histoire de discuter un peu.  « Alors… plutôt foule ou tranquillité, monsieur ? »